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Actualité
13.02.2019
La fusion Alstom-Siemens, refusée par la Commission européenne mercredi 6 février, a relancé un vieux débat entre les défenseurs d’une concurrence non faussée favorable au consommateur et les tenants d’une politique industrielle européenne censée faire émerger des « champions » européens dans les secteurs stratégiques.
La commissaire Margrethe Vestager, lors de la conférence de presse annonçant le rejet du projet de concentration entre Alstom et Siemens, le 6 février – Crédits : Commission européenne
Après de longs mois de négociations, le mariage entre le français Alstom et l’allemand Siemens a essuyé un refus de la Commission européenne le 6 février. Celui-ci aurait étouffé toute compétition sur le marché intérieur dans le domaine de la signalisation ferroviaire, a expliqué la commissaire à la Concurrence Margrethe Vestager. De quoi conduire Bruxelles à interdire la fusion entre les deux leaders européens du secteur, selon le droit de la concurrence européen qu’elle est chargée d’appliquer.
Mais chez les dirigeants français et allemands qui avaient adoubé cette concentration, pensant créer là un champion européen, un « Airbus » du ferroviaire, bref de quoi se défendre sur la scène internationale face au mastodonte chinois CRRC, c’est le tollé.
Ce veto bruxellois est une « erreur économique qui servira les intérêts de la Chine« , voire une « faute politique« , selon le ministre français de l’Economie Bruno Le Maire, dont l’irritation est partagée outre-Rhin.
Bien que seuls 7 cas de concentrations d’entreprises (fusions ou acquisitions) sur les 2 991 examinés ces dix dernières années aient été rejetés, la Commission se voit reprocher une supposée obsession à faire respecter les règles de concurrence dans le marché unique, empêchant les entreprises d’acquérir une taille suffisante pour faire face à la concurrence mondiale. En d’autres termes, à privilégier le consommateur en minorant les risques d’une pénétration de firmes chinoises sur les marchés publics européens.
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Hausse des prix et des inégalités : pourquoi la Commission défend la concurrence
Le droit européen prévoit que la concurrence au sein du marché unique soit, en principe, libre et non faussée. L’exécutif européen surveille donc les concentrations d’entreprises, les subventions d’Etat et leurs potentielles menaces sur la concurrence au sein du marché unique.
Une concurrence jugée souhaitable, car censée permettre le progrès économique et social via l’accès du plus grand nombre à un large panel de biens qui correspondent à leurs besoins. Dans un cadre concurrentiel, la pression qu’exercent les entreprises entre elles (et qu’exercent sur elles leurs concurrents potentiels) doit encourager l’innovation et faire sortir les moins productives du marché. De quoi améliorer l’efficacité de l’économie. Pour les consommateurs, un tel cadre économique et juridique leur permet d’accéder à de nombreux biens à des prix toujours plus faibles ou, du moins, au prix du marché.
Au contraire, une concurrence plus faible peut conduire les entreprises ayant un important pouvoir de marché à abuser de leur position dominante : faire augmenter les prix, réduire leurs investissements, etc. C’est pourquoi lorsque la Commission européenne autorise une concentration, elle négocie le plus souvent des « remèdes » avec les parties prenantes. Les entreprises qui souhaitent fusionner s’engagent ainsi à vendre une partie de leurs actifs, parfois dans certaines branches spécifiques, au reste du marché afin d’y maintenir une pression concurrentielle.
Une baisse de la concurrence sur les marchés peut aussi accroître les inégalités, note une publication de la Direction générale du Trésor. Aux Etats-Unis, les politiques de contrôle des concentrations se sont affaiblies, permettant une forte croissance d’un petit nombre d’entreprises, et conduisant notamment à accroître les inégalités salariales.
Créer des champions européens pour faire face à la compétition globale
Pourtant, cette application du droit européen ne satisfait pas tous les acteurs du marché : il empêcherait la création de « champions européens » puissants sur la scène internationale. Et impliquerait que l’UE soit dépendante de technologies produites en Chine ou aux Etats-Unis, notamment dans certains secteurs stratégiques comme le numérique.
La concurrence dans l’Union européenne
Les bénéfices liés au développement d’acteurs dominants, indépendants de la concurrence, ont été soulignés par la littérature économique. L’économiste autrichien Joseph Schumpeter (1883 – 1950) conteste ainsi formellement l’idée que la petite entreprise en situation de concurrence soit efficace. Pour lui, seule une grande firme faisant d’importants bénéfices peut accumuler les moyens d’innover dans ses produits comme dans les procédés de fabrication. Une grande firme gagne en productivité via les économies de réseaux et d’échelle, ce qui lui permet de dégager des profits pour la recherche et le développement.
On a également reproché à la Commission européenne sa naïveté, du fait qu’elle ait considéré le marché européen comme seul marché pertinent. Bruxelles est ainsi accusée de ne considérer la concurrence qu’au sein du marché unique sans voir que dehors, les puissances commerciales appliquent des politiques concurrentielles bien moins « néo-classiques ».
Aux Etats-Unis, la concentration des entreprises est très forte dans de nombreux secteurs, souligne aussi la Direction générale du Trésor, du fait d’une baisse de l’application du droit de la concurrence outre-Atlantique. Très peu de fusions ont été interdites et des entreprises « superstars » sont nées. Des géants qui n’ont alors pas besoin d’investir massivement pour se maintenir au sommet.
Le cas de la Chine est encore plus alarmant pour les multinationales européennes, atterrées par le manque de vision à long-terme de la Commission. Celle-ci considère en effet que la société ferroviaire CRRC ne sera jamais assez compétitive et expérimentée pour postuler aux appels d’offre européens avant… 5 à 10 ans. Pour autant, cette nouvelle puissance mondiale et sa stratégie industrielle « Made in China 2025 », qui repose sur un soutien public massif aux marchés nationaux, inquiète. En tentant d’internationaliser ses mastodontes, la Chine s’impose dans la compétition globale.
En comparaison, la concentration est restée relativement stable en Europe, limitant par conséquence l’émergence de champions. Actuellement, seules 23 entreprises parmi les 100 plus grandes entreprises mondiales sont européennes, contre 30 en 2014. 54 sont américaines contre 47 en 2014 et 12 sont chinoises, contre 7 en 2014, selon une étude de PwC.
La Commission est-elle naïve et incompétente ?
Elle fait en tout cas un coupable idéal. Et dans ce domaine, les Etats membres tapent d’autant plus fort que la politique concurrentielle fait partie des rares domaines qu’ils ne contrôlent plus, celle-ci ayant été déléguée à Bruxelles.
Déjà en 2014, le ministre français de l’Economie Arnaud Montebourg s’en était pris à la Direction générale de la Concurrence de la Commission. Selon lui, elle « applique le régime le plus sévère et le plus tatillon du monde » et « n’a pas compris que la mondialisation (…) place en face des entreprises européennes des pays qui autorisent des aides d’Etat massives (…) pour financer le renouveau industriel et technologique« .
Pour autant, cette politique de concurrence relève essentiellement de la construction même de l’Union européenne, et avant elle de la Communauté économique européenne (CEE). Celle-ci est, depuis le traité de Rome de 1957, fondée sur une vision du territoire européen comme un grand marché sans frontières nationales. Tout au long de la construction européenne, les traités européens ont renforcé le contrôle des comportements des entreprises et des Etats par le droit de la concurrence.
« Souvent présentée par ses promoteurs comme une modalité d’intervention publique neutre et technique, [l’UE] traduit en fait des positionnements idéologiques forts, et ce depuis sa naissance « , commente ainsi l’historien Laurent Warzoulet. Celle-ci est par essence favorable aux politiques concurrentielles, et défavorable aux aides publiques et à la concentration d’entreprises, une volonté des Fondateurs actuellement remise en question.
Cela peut-il évoluer ? « Préférer un champion européen au simple respect des principes de concurrence suppose une conscience aigüe des enjeux de puissance et une volonté de traiter cette question à l’échelle européenne, or tel n’est pas le cas« , remarque de son côté l’économiste Elie Cohen, déplorant l’incapacité des Etats membres à disposer d’une politique industrielle commune.
Cette fusion avortée entre Alstom et Siemens devrait donc, selon les critiques de cette décision, être l’occasion de revoir certaines politiques européennes à l’aune de ce nouveau contexte mondial. Un tel débat permettrait de trouver un compromis entre la défense de l’intérêt des consommateurs et le besoin pour l’UE d’avoir ses « champions européens » dans certains domaines stratégiques. Bruno Le Maire a déjà appelé à de nouvelles règles de concurrence, tandis que son homologue allemand Peter Altmaier a présenté une stratégie pour une politique industrielle « allemande et européenne« . Peut-être une autre occasion pour Français et Allemands de pousser un projet commun.