Budget européen 2028 – 2034 : ambition stratégique ou renationalisation ?

Grain de sel

À l’aube des négociations du nouveau Cadre financier pluriannuel (CFP) 2028–2034, une même question revient avec acuité : l’Union saura-t-elle dépasser les égoïsmes nationaux et le manque de transparence pour bâtir un budget commun à la fois efficace, lisible et démocratique ?
Le CFP n’est pas qu’un exercice comptable : il cristallise la vision politique de l’Europe pour les sept prochaines années, révélant les priorités réelles des États membres et la capacité des institutions à coopérer.

Or, les tensions entre le Parlement européen et le Conseil s’exacerbent. Dernier signal fort : en septembre 2025, la commission du contrôle budgétaire du Parlement a proposé d’accorder la décharge budgétaire à l’Agence européenne pour l’asile (EUAA) — après de longs mois d’investigation de l’OLAF — mais a une nouvelle fois refusé la décharge au Conseil, dénonçant son manque de coopération chronique. Depuis 2009, les eurodéputés fustigent l’opacité budgétaire de cette institution clé sans réussir à obtenir de réelles améliorations. Cet épisode rappelle combien la gouvernance financière européenne reste fragile, dominée par des rapports de force plus que par une logique de responsabilité partagée.

Dans ce contexte, la proposition présentée par la Commission européenne en juillet 2025 – la plus ambitieuse de l’histoire de l’UE en volume – suscite déjà débats et crispations. Ce budget record met à nu les tiraillements entre approche intergouvernementale et vision communautaire : Modernisation salutaire vers une Europe plus intégrée et stratégique ? Ou nouveau recul vers une « Europe à la carte » où chaque État défend ses lignes rouges ?

Cet article se propose de décrypter ce nouveau CFP sous tous les angles : ses chiffres clés, son architecture inédite, les réactions qu’il provoque. De nombreux enjeux sont ainsi soulevés, de l’autonomie stratégique à la solidarité budgétaire, en passant par le climat et la gestion de la dette.

Article : Contexte et enjeux du CFP 2028–2034

Le prochain cadre financier pluriannuel (CFP) s’ouvre dans un contexte inédit, marqué par une décennie de crises successives – pandémie de Covid-19, guerre en Ukraine, tensions commerciales – qui ont forcé l’Union à innover, notamment avec la mise en place de l’emprunt commun NextGenerationEU. Le budget 2028–2034 devra tirer les leçons de ces chocs : financer la double transition verte et numérique, renforcer la défense et la résilience économique, tout en absorbant le remboursement du plan de relance. L’enjeu est considérable : il s’agit de donner à l’UE les moyens de ses ambitions stratégiques sans mettre en péril son unité politique.

Cet exercice est d’autant plus délicat que le CFP obéit à un cadre juridique et institutionnel contraignant. Prévu à l’article 312 du TFUE, il doit être adopté à l’unanimité des Vingt-Sept, avec l’approbation du Parlement européen. Cela signifie que, comme en 2020, la proposition initiale de la Commission sera inévitablement négociée à la baisse. Le CFP 2021–2027 avait ainsi été réduit d’environ 0,06 % du RNB par rapport au plan de départ. À cela s’ajoutent des règles budgétaires strictes : équilibre annuel, interdiction du recours à l’emprunt hors instruments exceptionnels, et plafond des ressources propres actuellement fixé à 1,40 % du RNB. Résultat : l’équation entre ambition politique et réalisme financier reste extrêmement serrée.

La précédente négociation, conclue en pleine crise sanitaire, avait suscité l’espoir d’une avancée fédérale avec l’émission d’une dette commune. Certains y avaient vu un « moment hamiltonien ». Mais cette innovation est restée limitée à un dispositif temporaire, adossé au CFP, sans refonte durable du financement européen. La période 2028–2034 servira de test : l’UE choisira-t-elle de prolonger cette dynamique – via de nouvelles ressources propres mutualisées, par exemple – ou de revenir à la logique des « justes retours » entre États contributeurs et bénéficiaires ? Les débats sur la solidarité budgétaire (Ukraine, climat) et sur de nouvelles taxes européennes montrent que l’Union est véritablement à la croisée des chemins.

Une enveloppe record et des priorités redéfinies

La Commission a proposé un budget total de 1 980 milliards d’euros sur sept ans, soit 1,26 % du RNB de l’UE – un niveau sans précédent, présenté par Ursula von der Leyen comme « le CFP le plus ambitieux jamais proposé ». Cette hausse, toutefois, doit être relativisée : environ 165 milliards seront consacrés au remboursement de la dette commune NextGenerationEU. En retirant ce poste exceptionnel, les dépenses nettes s’élèveraient à 1 820 milliards (soit 1,15 % du RNB), un effort budgétaire relativement modeste par rapport à la richesse européenne. De plus, une grande part de l’augmentation apparente provient de l’inflation et de la croissance nominale. Autrement dit, la rupture est moins quantitative que politique et qualitative.

La Commission propose de refondre la structure budgétaire en trois grands piliers :

  • Les partenariats nationaux et régionaux (environ 865 milliards €), qui regrouperaient la PAC, la cohésion et divers fonds sectoriels. Le remboursement de NextGenEU y est intégré.
  • Le Fonds européen pour la compétitivité (ECF) (410 à 450 milliards €), grande nouveauté inspirée du rapport Draghi. Il soutiendrait les investissements stratégiques dans l’innovation, l’énergie, le numérique, les transports, la défense et l’espace, en fusionnant une douzaine de programmes existants, dont Horizon Europe.
  • Le Fonds « Europe globale » (200 à 215 milliards €), destiné à rassembler tous les instruments d’action extérieure : aide au développement, voisinage, préadhésion, diplomatie. À côté, une « Facilité Ukraine » de 100 milliards, hors budget, est prévue pour garantir un soutien durable à Kyiv.

Cette nouvelle architecture entraîne un redéploiement marqué des priorités. Les crédits liés à l’innovation, l’industrie et les infrastructures atteindraient 589 milliards, soit un bond de plus de 400 milliards en termes réels. À l’inverse, la PAC reculerait à environ 302 milliards (–28 %), tandis que la cohésion progresserait légèrement à 453 milliards, mais avec un périmètre élargi qui réduit en réalité l’effort spécifique envers les régions les plus pauvres. En résumé, le CFP met l’accent sur l’autonomie stratégique – industrie, défense, innovation – au détriment des politiques traditionnelles.

Une architecture inédite : la « renationalisation » sous conditions

La principale révolution institutionnelle réside dans la fusion de la PAC et des fonds de cohésion au sein de plans de partenariat nationaux. Chaque État devra soumettre un plan global décrivant ses réformes et investissements, approuvé par la Commission et le Conseil pour débloquer les financements. Inspirée du plan de relance post-Covid, cette méthode contourne largement le rôle des régions et réduit la place du Parlement européen.

À partir de 2028, la PAC perdrait son autonomie historique : les paiements directs (près de 291 milliards) seraient maintenus dans une enveloppe protégée, mais le développement rural et certaines aides régionales rejoindraient le pot commun. De même, les fonds de cohésion, tels que le Feder, seraient intégrés aux partenariats. Au total, près de 865 milliards € de dépenses territoriales dépendront de ces nouveaux mécanismes conditionnés à la mise en œuvre de réformes – une logique d’« argent contre réformes » désormais généralisée.

Ce basculement suscite de fortes résistances. Le Parlement redoute une marginalisation contraire aux traités, et les régions dénoncent un recul de l’autonomie locale. Cent quarante-neuf d’entre elles ont officiellement protesté. La Commission promet que les agriculteurs et les territoires resteront « au centre » du dispositif et assure que l’enveloppe agricole sera strictement réservée aux paiements à l’hectare et aux aides ciblées. Mais la crainte demeure d’une recentralisation à Bruxelles et dans les capitales, au détriment de la transparence et du contrôle démocratique.

Parallèlement, la réforme de la PAC introduit des mesures nouvelles : plafonnement des aides directes au-delà de certains seuils pour réorienter le soutien vers les petites exploitations, doublement de la part réservée aux jeunes agriculteurs (de 3 % à 6 %), et création d’un « pack de démarrage » pour l’installation. Mais les exigences environnementales seraient assouplies : les normes BCAE disparaîtraient au profit de cadres nationaux plus souples (« Farm Stewardship »), et les écorégimes seraient intégrés à des dispositifs cofinancés par les États.

En clair, la PAC post-2027 serait plus flexible, mais aussi plus fragmentée et potentiellement moins verte. Entre centralisation institutionnelle et renationalisation des critères, le nouveau CFP redessine profondément la gouvernance et les priorités de l’Europe, au prix de tensions politiques majeures.

Réactions politiques : une levée de boucliers contrastée

Dès avant sa présentation officielle par Ursula Von der Leyen le 16 juillet, le projet de CFP 2028–2034 a suscité une vague de réactions contrastées au sein des institutions et des États membres.

Le Parlement européen a été le premier à hausser le ton. Les négociateurs des principaux groupes – PPE, S&D et Verts – ont dénoncé un passage en force technocratique marginalisant l’assemblée. « Nous ne pouvons accepter un processus dans lequel le Parlement est seulement informé une fois que les décisions clés sont prises », a averti Siegfried Mureșan (PPE). Rasmus Nordqvist, député Vert et co-rapporteur budgétaire, a fustigé la suppression du programme LIFE et la réduction des fonds pour la biodiversité, jugeant cela « irresponsable et imprudent ». Plusieurs élus de la commission des Budgets estiment en outre que la méthode des plans nationaux, sans co-décision parlementaire programme par programme, pourrait enfreindre l’article 324 du TFUE sur les pouvoirs budgétaires. Le PPE, pourtant parti de la présidente de la Commission, s’est montré divisé : réticent au départ, il s’est partiellement rallié après des concessions et sous la pression de son aile allemande. Les Socialistes & Démocrates restent en revanche très critiques, accusant la Commission de recentraliser autoritairement les fonds et de sacrifier les objectifs climatiques et sociaux. Leur président a même parlé d’un « cadeau aux États radins ». Quant aux Verts et à la Gauche, ils dénoncent frontalement la disparition de programmes ciblés comme LIFE ou le développement rural autonome, y voyant un affaiblissement du Green Deal et de l’implication de la société civile. En toile de fond, plane une menace claire : le Parlement dispose d’un droit de veto sur le CFP, et il l’a déjà utilisé par le passé pour obtenir des améliorations.

Les réactions du monde agricole et des régions ont été tout aussi vives. La baisse de près de 30 % des crédits PAC en termes réels a provoqué la colère des syndicats. Le jour de l’annonce, le COPA-COGECA a réuni quelque 300 agriculteurs à Bruxelles pour dénoncer un « abandon de la politique agricole commune ». Sa secrétaire générale, Elli Tsiforou, a alerté sur le risque de voir disparaître le caractère commun de cette politique, remplacée par une « PAC à la carte » nationale. Des positions similaires ont été exprimées par la FNSEA en France ou Coldiretti en Italie. À Paris, la ministre de l’Agriculture Annie Genevard a dénoncé une remise en cause de « la politique commune la plus aboutie d’Europe », rappelant que la souveraineté alimentaire méritait mieux. Des relais politiques, allant de la droite PPE (Herbert Dorfmann) aux socialistes (Dario Nardella), se sont joints à cette contestation, dénonçant une baisse nette pour les agriculteurs malgré les annonces. Si les socialistes sont officiellement prêts à rejeter le programme, le PPE réunit ses coordinateurs des commissions Budget, Agriculture et Régions afin de prendre une décision pour le groupe. Si les socialistes et la droite PPE décidaient de rejeter la proposition, cela ouvrirait la voie à un front transpartisan, rejoint par les libéraux de Renew, les Verts et les conservateurs de l’ECR. Le PPE menace de rejoindre les S&D pour un rejet pur et simple si la Commission ne révise pas sa proposition d’ici Novembre, même si celle-ci campe sur ses positions et propose seulement pour le moment de mettre en place des « échanges constructifs » avec le Parlement et les Etats membres. Les reports répétés de décision au Parlement illustrent à quel point ce programme divise profondément les forces politiques européennes.

Côté régions, l’inquiétude est partagée : dix-neuf gouvernements nationaux, souvent fédéraux ou décentralisés, ont cosigné une lettre contre la centralisation des fonds, estimant qu’elle pénaliserait injustement les collectivités locales. Des associations d’élus locaux en Allemagne, en Pologne ou en Espagne ont également exprimé leur opposition. Ce front hétéroclite – Parlement, agriculteurs, régions – dénonce une dérive technocratique et la remise en cause d’acquis de longue date.

En face, la Commission et certains États membres se sont employés à défendre la réforme. Ursula von der Leyen et le commissaire au Budget Piotr Serafin mettent en avant une modernisation nécessaire : un budget plus souple, plus réactif, capable de redéployer les ressources et de réduire les coûts administratifs en passant de 540 programmes distincts à 27 plans nationaux. Selon eux, l’argent européen sera mieux utilisé grâce aux réformes exigées en contrepartie. Le commissaire Raffaele Fitto défend la réforme auprès des régions en affirmant qu’elles conserveraient un rôle, tout en admettant qu’il existait une marge d’amélioration. Ce discours séduit particulièrement les États dits « frugaux » (Pays-Bas, Suède, Danemark, Autriche, Allemagne), qui voient dans la conditionnalité des fonds une garantie d’efficacité pour l’argent de leurs contribuables. Le ministre néerlandais des Finances a d’ailleurs jugé le budget « trop élevé » et appelé à faire « des choix difficiles », autrement dit à couper dans certaines dépenses. L’Allemagne, principal contributeur, soutient l’idée de rationaliser les dépenses agricoles et régionales pour mieux financer la modernisation économique et la défense. La France, pourtant contributrice nette, a pris le contre-pied sur ce dossier en annonçant qu’elle réduirait sa contribution si la PAC n’était pas revue à la hausse – une déclaration à forte portée politique intérieure. Du côté du Conseil européen, Charles Michel a préféré rester prudent, appelant simplement à « examiner sérieusement » la proposition.

Enfin, deux dossiers sensibles traversent ces débats : l’État de droit et l’élargissement. Depuis 2021, un mécanisme permet de suspendre les fonds en cas de violation des principes démocratiques, déjà appliqué à la Hongrie. Certains craignent que les nouveaux plans nationaux ne fragilisent ce régime. La Commission assure le contraire, mais le Parlement et des ONG redoutent une perte de contrôle. Quant à l’élargissement, le volet « Europe globale » cristallise les tensions. Budapest redoute que l’enveloppe extérieure serve principalement à financer l’adhésion de l’Ukraine, à laquelle elle s’oppose. Viktor Orbán a dénoncé une proposition « non négociable » et « injuste », menaçant de recourir à son droit de veto. Les pays baltes et la Pologne, au contraire, plaident pour un soutien massif à Kyiv et à la défense de l’Est, quitte à accentuer l’isolement de la Hongrie. Ainsi, le CFP n’est pas seulement une affaire de chiffres : il engage directement l’UE sur la scène internationale, ajoutant une dimension géopolitique qui accentue encore la polarisation des débats.

Environnement et climat : priorité transversale ou sacrifiée ?

La Commission revendique l’alignement de son budget sur le Green Deal en affichant un objectif de 35 % de dépenses favorables au climat et à la biodiversité, soit environ 700 milliards d’euros sur 2028–2034. À première vue, la barre serait plus haute que dans le CFP précédent (30 %). Mais, à y regarder de près, les écologistes y voient un recul : sur 2021–2027, on visait environ 658 milliards pour le climat et 113 milliards pour la biodiversité, soit ~771 milliards potentiels cumulés. Désormais, le 35 % agrège climat et biodiversité dans un même total (700 milliards), ce qui abaisse la somme des ambitions. À cela s’ajoute la suppression du programme LIFE, seul fonds intégralement dédié à l’environnement, qui inquiète fortement les ONG. La Commission plaide une « intégration » et non une diminution, soutenant que les financements verts seront rationalisés dans de grandes enveloppes (compétitivité, partenariats) pour davantage d’impact, et que l’effort vert sera diffus dans toutes les politiques plutôt que cantonné à un programme isolé. Pour nombre d’acteurs, c’est pourtant le glas de la singularité de l’action environnementale européenne.

Cette intégration nourrit une crainte de dilution. À partir de 2028, les dépenses environnementales se répartiraient :

  • au sein du Fonds de compétitivité, via un volet « transition propre et décarbonation industrielle » (technologies vertes, énergies propres, etc.) ;
  • pour le reste (environ 1 000 milliards), dans de larges priorités économiques, rurales, de sécurité, où l’environnement deviendrait « transversal ».

La commissaire à l’Environnement affirme que l’eau, la circularité, la nature et la bioéconomie auront toute leur place dans le nouveau cadre et les plans nationaux. Mais l’absence de lignes budgétaires explicitement dédiées à la nature ou au climat alimente la méfiance : une fois noyées dans de vastes rubriques, ces priorités risquent d’être arbitrées à la baisse au premier choc. Des ONG alertent : en agrégant toutes les dépenses « vertes », on court le risque que la biodiversité soit sacrifiée au profit de priorités industrielles estampillées « vertes ». Qui, par exemple, garantira qu’un plan national n’écrasera pas la restauration des écosystèmes sous des projets d’infrastructures « compatibles climat » ou d’usines de batteries ? Le Bureau européen de l’environnement parle de « sabotage » à propos de la disparition de LIFE, rappelant que ce programme délivrait des résultats ciblés et rentables pour la nature, le climat et la santé publique. Autre motif d’inquiétude : la méthode de traçabilité du fameux 35 %, jugée trop généreuse si elle venait à comptabiliser des dépenses peu ou pas environnementales.

Sur le terrain financier, les risques sont tangibles. L’UE souffre déjà d’un déficit de financement pour la nature, estimé à près de 19 milliards d’euros par an d’ici 2030 ; sans enveloppe dédiée, la restauration des écosystèmes pourrait rester en queue de peloton. La disparition de LIFE fragilise en outre de nombreuses ONG, qui bénéficiaient de subventions de fonctionnement (environ 15 millions par an au total) et d’un soutien à des projets pilotes. Bruxelles répond que ce financement pourra transiter par les programmes nationaux. En pratique, cela reviendrait à renvoyer les associations vers 27 capitales, au prix de critères de sélection alignés sur des objectifs nationaux ou de compétitivité : un casse-tête, aux issues incertaines. Pour les Verts au Parlement comme pour l’EEB, affaiblir ces contre-pouvoirs civiques nuit à la bonne gouvernance : on se prive de partenaires essentiels pour concevoir, mettre en œuvre et contrôler les politiques sur le terrain.

La défense de la Commission convainc d’autant moins que sa communication initiale a semé le doute. Tout en martelant son attachement aux priorités environnementales et à l’efficacité de chaque euro, l’exécutif a peiné à clarifier l’addition des « 2 000 milliards » et la répartition exacte des fonds verts, renvoyant aux experts techniques et laissant des zones d’ombre à l’issue d’une conférence de presse confuse. Beaucoup y ont vu la preuve d’un emballage vert plus que d’un cadrage robuste. La bataille se déplace donc au Parlement, où montent des propositions pour sanctuariser une part minimale dédiée à la biodiversité ou recréer un programme spécifique géré au niveau européen pour les actions climatiques locales. Il est plausible que la version finale du CFP ne ressuscite pas formellement LIFE, mais introduise des clauses de traçabilité renforcée et des garde-fous sur le fléchage des 35 %, afin de convaincre les indécis que la promesse climatique ne restera pas lettre morte.

Nouvelles ressources : vers une fiscalité européenne ?

Parler de cadre financier pluriannuel, c’est aussi aborder la question des recettes.

Aujourd’hui, l’essentiel du budget européen repose sur les contributions nationales calculées sur le revenu national brut. Un mécanisme simple, mais qui atteint ses limites à mesure que les besoins augmentent. La Commission propose donc de relancer le chantier des ressources propres, ces prélèvements directement liés à des politiques européennes, afin de soulager les budgets nationaux et de garantir le remboursement de NextGenerationEU sans amputer les programmes existants.

Un accord de 2020 prévoyait déjà l’introduction de nouvelles recettes, mais les premières tentatives ont échoué faute d’unanimité. Cette fois, la contrainte du remboursement de la dette commune et le financement des nouvelles priorités doivent pousser les États à céder.

Trois leviers déjà existants seraient consolidés.

  • D’abord, une part accrue des recettes du marché carbone (ETS) : de 25 % actuellement, elle passerait à 30 % pour 2028–2034, mais uniquement sur l’ETS principal, l’ETS2 (carburants et bâtiments) étant exclu de l’assiette.
  • Ensuite, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF/CBAM), progressivement mis en place à partir de 2026, dont les recettes seraient en partie fléchées vers le budget européen.
  • Enfin, la contribution plastique, introduite en 2021, passerait de 0,80 € à 1 € par kilo de déchets non recyclés, avec indexation annuelle, ce qui devrait rapporter environ 2 milliards d’euros supplémentaires par an et accentuer l’incitation au recyclage.

À ces ressources s’ajouteraient trois nouveautés.

  • Une redevance e-waste, de 2 € par kilo de déchets électroniques non recyclés, rapporterait près de 15 milliards par an tout en encourageant la collecte et le recyclage de métaux critiques.
  • Une contribution tabac (TEDOR) affecterait 15 % des accises sur le tabac au budget européen, un moyen de faire contribuer une industrie coûteuse pour la santé publique et d’harmoniser partiellement la fiscalité.
  • Enfin, un prélèvement baptisé CORE (Corporate Resource for Europe) toucherait les grandes entreprises réalisant plus de 100 millions de chiffre d’affaires dans l’UE. Conçu comme une contribution forfaitaire proportionnelle au CA, il se veut un signal politique : les multinationales bénéficiaires du marché unique doivent contribuer directement au budget de l’Union.

Ces propositions rencontrent cependant de sérieux obstacles politiques. Toute nouvelle ressource doit être adoptée à l’unanimité et ratifiée par les parlements nationaux. Les taxes vertes sont relativement consensuelles car elles se justifient par les objectifs environnementaux et la logique du marché unique. Mais la contribution tabac pourrait heurter les pays à fiscalité basse, tandis que CORE risque de buter sur la résistance des États attachés à leur souveraineté fiscale. Les précédentes tentatives d’introduire une taxe sur les géants du numérique ou sur les bénéfices des entreprises n’ont pas abouti. Néanmoins, la pression budgétaire joue en faveur d’un compromis. Sans nouvelles recettes, il faudrait augmenter les contributions nationales – impopulaire – ou couper davantage dans les dépenses – politiquement intenable. Un scénario probable serait donc un accord minimaliste : maintien des recettes ETS et CBAM, hausse de la taxe plastique, adoption de la redevance e-waste, et report des débats sur le tabac et CORE. Le Parlement, favorable à l’autonomie financière de l’UE, poussera en ce sens, et pourrait conditionner son feu vert au CFP à des avancées sur ces ressources propres.

Comparaison avec le CFP 2021–2027 : continuité ou rupture ?

Au-delà des recettes, la structure même du budget connaît une refonte radicale. Le CFP 2021–2027 reposait sur sept rubriques thématiques distinctes – cohésion, PAC, action extérieure, etc. –, autant de compartiments identifiables. Le CFP 2028–2034 se limite à trois grands piliers transversaux (plus l’administration), brouillant les frontières traditionnelles. Là où la PAC représentait clairement environ 387 milliards et la cohésion 373 milliards, elles se retrouvent désormais fondues dans un pot commun de 865 milliards. Certains y voient une perte de lisibilité, d’autres une opportunité de décloisonner et de sortir des silos historiques. Dans tous les cas, la disparition de la PAC et de la cohésion en tant que rubriques autonomes constitue un tournant historique.

Paradoxalement, ce budget est à la fois plus européen et plus national. Plus européen par son volume – 1,26 % du RNB, contre 1,13 % auparavant –, mais plus national dans sa mise en œuvre, puisque les dépenses seront programmées via des plans nationaux, inspirés de l’expérience NextGenerationEU. Le modèle communautaire, où la Commission gérait directement une large part des fonds structurels, recule au profit d’une logique de coordination intergouvernementale : Bruxelles valide des plans en échange de réformes. Ce glissement change la nature même du CFP, qui devient moins un outil de redistribution et plus un instrument de pilotage des politiques nationales.

L’évolution des priorités chiffrées est tout aussi nette. La PAC et la cohésion, qui représentaient deux tiers du budget en 2014–2020 et encore 55 % en 2021–2027, tomberaient à environ 43 %. À l’inverse, la compétitivité et l’innovation, longtemps cantonnées à 13–15 % du budget, bondissent à près de 30 %. L’action extérieure passe de 9 % à 11 %, portée par le soutien à l’Ukraine et les ambitions géopolitiques. Jamais la PAC n’avait subi une telle réduction en une seule fois : près de –30 % en termes réels, alors que sa réforme 2023 venait tout juste d’entrer en vigueur. La cohésion est moins touchée, mais ses moyens spécifiques pour les régions pauvres se contractent. En revanche, l’industrie verte, la défense et la recherche pourraient connaître un âge d’or budgétaire européen.

Il existe toutefois des continuités. Le plafond de 1,40 % du RNB reste intangible, ce qui maintient l’UE dans un rôle budgétaire modeste – environ 1 % de la richesse européenne, très loin d’un budget fédéral. Le vote annuel du budget reste la règle, et l’équilibre comptable demeure : l’expérience NextGenerationEU n’a pas créé d’endettement permanent. Les rabais dont bénéficient certains États contributeurs devraient perdurer. Enfin, les grandes orientations transversales sont confirmées : climat et numérique restent prioritaires, la cohésion continue de viser la réduction des écarts régionaux, et la PAC conserve son rôle de soutien au revenu agricole malgré sa restructuration.

En somme, le CFP 2028–2034 marque une réorientation politique majeure – investir dans l’industrie verte, la technologie et l’influence extérieure – tout en restant contraint par les mêmes garde-fous financiers. Il traduit l’ambition de l’UE de se réinventer face aux défis stratégiques, mais au prix d’un abandon partiel de ses politiques historiques.

Enjeux transversaux : un CFP au carrefour des priorités européennes

Le virage industriel et technologique du CFP 2028–2034 répond à une préoccupation désormais centrale : garantir l’autonomie stratégique de l’Europe face aux États-Unis et à la Chine. Avec un ECF à 450 milliards d’euros et le bond des crédits dédiés à la défense et à l’espace (131 milliards, environ +400 % par rapport à 2021–2027), l’Union se dote d’instruments à la hauteur de ses ambitions de souveraineté technologique. Ce repositionnement prolonge la loi sur les semi-conducteurs, le Net-Zero Industry Act et la stratégie sur les matières premières critiques.

Reste à prouver l’exécution : sélectionner les projets vraiment structurants, éviter le saupoudrage entre États – risque accentué par des plans nationaux potentiellement morcelés – et mobiliser le privé en cofinancement. L’exécutif promet des centaines de milliards d’investissements privés en effet d’entraînement ; il faudra des instruments incitatifs crédibles pour transformer cet optimisme en réalité. S’ajoute l’impératif de coordination avec les politiques nationales (France 2030, stratégie allemande sur les semi-conducteurs) afin d’éviter doublons et distorsions. Sur le plan géopolitique, l’augmentation des moyens de défense est saluée par l’OTAN, mais pose une question de fond : l’UE veut-elle financer surtout sa base industrielle de défense (projets communs, EDIDP) ou assumer des dépenses opérationnelles ? Le CFP privilégie clairement la première option. Plus largement, c’est un triangle stratégique – industrie, défense, énergie (et numérique) – qui s’impose, avec l’idée de réduire les dépendances sur des domaines vitaux.

En miroir, monte la crainte d’un recul de la solidarité. Le budget reste le levier principal de l’UE pour soutenir ses régions moins favorisées et ses citoyens les plus vulnérables. La contraction des enveloppes PAC et cohésion pourrait accentuer les fractures territoriales, d’autant que les plans nationaux conditionnels exposent certaines régions à des pertes si leurs gouvernements échouent à tenir les réformes. La fin du fléchage précis de fonds comme le FSE+ (emploi/inclusion) ou le FEADER (développement rural) nourrit l’inquiétude quant à la priorité donnée aux objectifs sociaux et d’aménagement. La Commission promet que chaque plan devra contribuer à la convergence et à la réduction des écarts ; tout dépendra d’indicateurs clairs et d’un contrôle ex-post effectif. Sur le plan des valeurs, la vigilance État de droit demeure, mais s’y ajoute la question de la participation : si les plans se négocient essentiellement entre exécutifs, quel espace reste-t-il pour les collectivités et les ONG ? Le Parlement insiste : « le CFP doit permettre aux acteurs de la société civile de participer efficacement ». À défaut de garde-fous, le risque est un déficit de légitimité d’un budget perçu comme technocratique. Plus profondément, se joue l’opposition entre solidarité conditionnelle (soutien contre réformes) et solidarité inconditionnelle, ligne de fracture ancienne entre Nord et Sud de l’Europe.

La transition climatique sera l’autre test majeur. Atteindre 35 % de dépenses réellement vertes suppose d’écologiser des secteurs très divers – agriculture, transports, énergie, industrie lourde – alors que l’UE abandonne certains outils dédiés et parie sur une approche transversale. Soit l’intégration environnementale fonctionne partout, soit elle se dilue au profit d’autres urgences. D’où l’offensive parlementaire pour imposer : (1) un suivi annuel du respect du 35 %, (2) des sanctions si des plans nationaux n’affectent pas la part convenue aux dépenses vertes. Sur l’agriculture, le passage des BCAE à des normes nationales (« Farm Stewardship ») pourrait fragmenter l’ambition ; d’où la nécessité de critères-cadres européens assez exigeants pour éviter une course au moins-disant. Au total, ce CFP dira si l’UE maintient le cap neutralité carbone 2050 et biodiversité, ou s’il marque une pause sous la pression industrielle et politique.

Autre fil rouge : la dette commune et l’avenir de l’intégration. Le CFP intègre 165 milliards pour le remboursement de NextGenerationEU, mais l’essentiel s’étalera jusqu’en 2058. Sans nouvelles ressources propres substantielles, il faudra augmenter les contributions nationales ou rogner ailleurs, au risque d’un effet d’éviction des projets futurs. La question demeure : faut-il pérenniser l’emprunt commun pour d’autres priorités (défense, climat) ? Le Nord y reste réticent, quand le Sud et le Parlement y voient un instrument d’intérêt commun. Ce CFP ne crée pas de nouvelle dette partagée : il normalise l’acquis (rembourser), plus qu’il ne prolonge le saut de 2020. En parallèle, la Commission tente d’institutionnaliser des recettes communes (taxes vertes, contributions sectorielles), voie plus discrète mais potentiellement plus durable vers l’autonomie financière.

Enfin, l’élargissement plane sur l’ensemble. Le cadre 2028–2034 pourrait coïncider avec l’entrée de nouveaux membres (Ukraine, Moldavie, Balkans). Officiellement, un réexamen du CFP accompagnera toute adhésion, tandis que le pilier « Europe globale » et une facilité Ukraine hors budget anticipent partiellement l’effort. Mais l’arrivée de pays bien plus pauvres rebattrait profondément les cartes : PAC et cohésion changeraient d’échelle. Pour l’instant, l’Ukraine est traitée à part ; aucune enveloppe additionnelle n’est intégrée d’emblée. En réalité, le compromis trouvé ici préfigure les arbitrages de l’élargissement : réduire en interne pour dégager de la marge, ou élargir le cadre financier ? Un budget trop étroit enverrait un mauvais signal aux candidats ; un budget plus généreux testerait la volonté politique des capitales.

Conclusion : un CFP sous tension, révélateur de la situation de l’Union

Ce CFP 2028–2034 est davantage qu’une addition de lignes chiffrées : c’est un projet de société pour l’Union européenne, porteur à la fois d’espoirs et de craintes. Espoir, parce qu’il assume des investissements massifs dans l’avenir – climat, industrie, influence extérieure. Crainte, parce que sa méthode s’éloigne du modèle communautaire inclusif pour privilégier une gouvernance plus intergouvernementale, avec le risque d’un affaiblissement du contrôle démocratique et de la solidarité qui cimentent l’Union.

Trois tensions structurent l’ensemble : modernisation vs. renationalisation, anciennes vs. nouvelles priorités, flexibilité vs. transparence. Comme sur l’immigration ou l’État de droit, la question est la même : comment concilier efficacité de l’action commune et procédures démocratiques respectueuses des valeurs fondatrices ? Le bras de fer qui s’ouvre – Commission vs. Parlement, amis de la cohésion vs. frugaux, défenseurs du Green Deal vs. partisans d’une realpolitik industrielle – dira beaucoup de l’état de l’Union.

Les négociations seront longues et âpres. Le compromis final passera sans doute par des garde-fous supplémentaires (régions, environnement, PAC) et des concessions aux contributeurs nets (modération, conditionnalité). Au bout du chemin, soit l’UE réussit à innover sans se renier, soit elle donne du grain à moudre à ceux qui dénoncent une recentralisation opaque. Ici, comme ailleurs, tout se jouera sur la capacité de compromis. Si l’Union veut rester fidèle à sa devise – unie dans la diversité – elle devra prouver qu’elle peut se projeter ensemble vers l’avenir sans abandonner ce qui fait sa singularité : une communauté d’États et de citoyens, fondée sur le partage et la confiance.

Au-delà des équilibres politiques et des arbitrages sectoriels, le CFP met également en lumière une interrogation plus profonde : comment l’Union européenne peut-elle continuer à financer le modèle qu’elle s’est choisi? En effet, le budget devient de plus en plus stratégique dans ses orientations, que ce soit dans l’industrie verte, l’innovation ou encore la défense, mais il reste enfermé dans un cadre financier étroit avec 1,26% du RNB pour le CFP.

Le Rapport Conclave d’ EUROPA NOVA souligne qu’aujourd’hui, l’Union européenne ne pourra répondre aux besoins croissants de souveraineté, d’innovation et de sécurité qu’en mobilisant de nouvelles ressources communes. Si la contribution directe des Etats ne peut pas augmenter, l’Union européenne peut et doit bâtir de nouveaux levier: achever l’union bancaire, unir les marchés de capitaux, pérenniser un instrument d’emprunt européen commun, se doter de véritables ressources propres… L’enjeu n’est plus seulement de répartir des moyens limités, mais de construire une puissance financière partagée, à la hauteur de ses ambitions politiques.

Sources : Budgetary control MEPs propose discharge for EU Asylum Agency but not Council | News | European Parliament

Parliament delays key EU budget decisions over infighting

The Commission is open to changing part of its €2Tn budget proposal, says region chief Fitto

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