Qu’est-ce que la taxe GAFA ?

Dans l’Union européenne, les bénéfices des multinationales du numérique sont en moyenne deux fois moins imposés que ceux des entreprises traditionnelles. Cependant, les États européens ne sont pas parvenus à un accord, lors de leur dernière réunion du 4 décembre, sur la proposition de la Commission européenne d’une taxe sur les géants du numérique – dits « GAFA » (pour Google, Amazon, Facebook et Apple). Une occasion manquée pour parvenir à une fiscalité plus juste, qui illustre la difficulté de l’UE à traiter la question de la concurrence fiscale au sein du marché unique.

 

Pourquoi l’UE vise-t-elle les GAFA et les multinationales du numérique ?

Au sein de l’UE, chaque État membre décide de sa politique fiscale. L’impôt sur les sociétés peut ainsi constituer un levier d’attraction pour certains pays de l’UE, qui proposent aux entreprises une fiscalité particulièrement avantageuse. D’une façon générale, la concurrence fiscale tend à faire baisser les taux d’imposition des entreprises depuis les années 1990, mais des écarts importants subsistent au sein du marché intérieur.

Et les géants du numérique profitent largement de ces écarts. Car même si les GAFA et les multinationales de l’économie digitale (Uber, Airbnb, etc.) se déploient dans des secteurs différents, ils ont une particularité commune : proposer leurs services sur le web leur permet de localiser leur siège social (et donc leurs bénéfices) dans un pays différent de celui où se trouvent leurs utilisateurs. Leur modèle repose sur des échanges dématérialisés et des actifs incorporels – algorithmes et bases de données.

Or les règles actuelles d’imposition des bénéfices reposent sur le principe de l’établissement stable. Autrement dit, l’entreprise paye des impôts sur ses bénéfices dans le pays où elle est présente physiquement. Une présence qui se mesure par le nombre d’employés ou encore le montant des actifs corporels – usines, terrains, machines, etc.

En l’absence d’harmonisation fiscale européenne, les GAFA sont, par conséquent, incités à localiser leurs filiales européennes – et donc leur présence physique – dans les pays qui proposent les taux d’imposition les plus faibles comme l’Irlande ou le Luxembourg, tout en limitant leur présence physique dans les autres. Par exemple, la société Google France a déclaré sur son dernier chiffre d’affaires 325 millions d’euros, sur lesquels elle a été imposée à hauteur de 14 millions d’euros. Pourtant, le chiffre d’affaires de Google en France peut être estimé à environ 2 milliards d’euros rien que sur les recettes publicitaires, estime le Syndicat des régies internet.

Résultat : en moyenne dans l’UE, les entreprises du numérique sont soumises à un taux d’imposition effectif deux fois moins élevé que celui applicable aux entreprises traditionnelles. Ce qui prive les États membres dans lesquels elles réalisent pourtant leurs activités d’importantes recettes fiscales, et crée des conditions de concurrence défavorables, notamment aux entreprises traditionnelles du même secteur.

Dès lors, la question est de savoir sur quels critères taxer ces entreprises afin qu’elles payent « leur juste part d’impôt » dans les États où elles exercent une activité économique.

En quoi la proposition initiale de la Commission consiste-t-elle ?

La Commission européenne a dévoilé, le 21 mars 2018, son projet de « taxe sur les services numériques » (TSN). L’exécutif européen a proposé aux États membres de taxer à hauteur de 3% le chiffre d’affaires (et non pas les seuls bénéfices comme dans le système classique) générés par certaines activités numériques : la vente de données personnelles, la vente d’espaces publicitaires en ligne ciblant les utilisateurs selon les données qu’ils ont fournies, et les services qui permettent les interactions entre utilisateurs et facilitent la vente de biens et de services entre eux (Airbnb, Uber, Deliveroo, etc.).

En partant donc du principe que ce sont les utilisateurs qui créent la valeur de ces services, le chiffre d’affaires pourrait être mesuré à l’échelle de chaque État. La taxe serait donc due par les entreprises du numérique dans chaque État membre où se trouvent leurs utilisateurs.

Elle frapperait les très grandes entreprises de l’économie numérique (et donc les plus susceptibles de se livrer à une planification fiscale agressive), c’est-à-dire celles qui réalisent un chiffre d’affaires mondial annuel supérieur à 750 millions d’euros, dont 50 millions imposables dans l’Union européenne. Ce dernier seuil permet de viser les entreprises dont l’empreinte numérique est significative dans l’UE. En conséquence, seules 120 à 150 entreprises (des géants de la tech dont la moitié est américaine, un tiers asiatique et un tiers européen) seraient concernées.

La Commission présente cette taxe comme « provisoire » : elle aurait vocation à disparaître avec la possible – mais au demeurant hypothétique – création d’une taxe mondiale dans les prochaines années. Face à l’urgence de s’adapter à une économie qui se fonde de plus en plus sur des outils numériques, l’exécutif européen souhaite en effet éviter que « des mesures unilatérales soient prises pour taxer les activités numériques […], ce qui pourrait entraîner une multiplicité de réponses nationales, préjudiciables pour notre marché unique« .

Avec un taux de 3%, cette taxe pourrait rapporter 5 milliards d’euros par an aux États membres, dont 500 millions à la France.

Mais la proposition de la Commission n’a pas satisfait tout le monde…

Harmoniser la fiscalité des entreprises ? Un projet européen qui ne date pas d’hier. De son côté, la Commission suggérait plutôt d’appliquer la taxe GAFA, faute de s’accorder sur la fiscalité de l’ensemble des entreprises en Europe. Le concept de « présence numérique » des entreprises permet ainsi d’établir un lien entre les bénéfices réalisés par l’entreprise (comme dans le système classique régissant l’impôt – et non pas le chiffre d’affaires), et les pays dans lesquels elle développe son activité numérique.
La présence numérique est ici considérée comme significative dans un Etat membre si les produits tirés de la fourniture de services y excèdent 7  millions d’euros par an et/ou si le nombre d’utilisateurs du service dépasse 100 000 et/ou si le nombre de contrats avec les utilisateurs est supérieur à 3 000.

Mais cette définition a vocation à être intégrée à la réforme de l’impôt sur les sociétés européennes : le projet d’assiette fiscale harmonisée ACCIS, qui a pour but d’endiguer la concurrence fiscale au sein du marché intérieur. Problème : cette proposition, dans les tuyaux depuis plus de vingt ans, n’est pas prête de voir le jour…

Qui est autour de la table des discussions ?

La politique fiscale européenne n’est pas soumise à la procédure législative ordinaire, mais à une procédure spéciale dite d’approbation. Le Conseil de l’UE – où siègent les ministres de l’Économie des États membres – se doit de consulter le Parlement européen mais l’avis de ce dernier n’est pas contraignant.

C’est donc aux seuls ministres de l’Économie, qui se sont déjà réunis plusieurs fois, de discuter et de s’accorder à partir de la proposition de la Commission (voir les deux précédentes questions). Cependant, l’unanimité des membres du Conseil est requise pour adopter le texte. Et pour le moment, si l’Espagne, l’Italie et la plupart des pays membres soutiennent ce modèle de « taxe GAFA », certains y demeurent fermement opposés… forçant le Conseil a revoir à la baisse l’ambition initiale de cette proposition.

Quels pays sont opposés à cette taxe et pourquoi ?

La taxation des géants du numérique lancée par la Commission s’inspire largement d’une proposition formulée par Bruno Le Maire et Wolfgang Schäuble, l’ex-ministre allemand des Finances, ainsi que de leurs homologues espagnol et italien de l’époque.

Mais si Angela Merkel s’est à nouveau engagée, en juin, à « parvenir, d’ici à la fin de 2018, à un accord de l’UE sur une taxation équitable du numérique » (déclaration de Meseberg), son pays a rechigné en réalité à apporter son soutien à la France, notamment par crainte de représailles américaines sur les importations allemandes. Et ce alors que Donald Trump, qui s’est lancé dans une guerre commerciale avec le monde entier, regarde d’un mauvais œil le secteur automobile allemand. Par ailleurs, selon Le Figaro, « des sources européennes et françaises haut placées dénoncent les ‘pressions directes de l’administration américaine’ auprès des différentes capitales européennes pour les dissuader de mettre en place cette taxe Gafa« .

Même argument pour les pays nordiques : « Une taxe sur les services numériques s’écarterait des principes fondamentaux de l’impôt en ne s’appliquant qu’au chiffre d’affaires, sans prendre en compte le fait de savoir si le contribuable réalise un bénéfice ou non« , écrivent ainsi les ministres des Finances suédois, danois et finlandais dans un communiqué commun. Ils considèrent également qu’en l’état, la taxe jouerait « contre les intérêts de l’Europe en compliquant la coopération internationale en matière de fiscalité« , craignant que ce projet européen n’aille à l’encontre des discussions internationales en cours (voir plus bas).

Logiquement, les États membres qui proposent de faibles taux d’imposition sur les bénéfices des entreprises et qui accueillent ces géants de la tech ne soutiennent pas non plus particulièrement la proposition de la Commission et sont rapidement rangés derrière l’Allemagne. Ces pays, à l’image de l’Irlande qui accueille les sièges de Facebook et de Google, ou du Luxembourg qui accueille Amazon, fondent leur attractivité économique sur cette fiscalité très avantageuse. Ils ont d’ailleurs été les premiers à émettre de « fortes réserves » dès que la France a lancé cette proposition.

Enfin, sans surprise, les géants du web eux-mêmes s’opposent également à la taxe GAFA. Dans une lettre adressée aux ministres de l’Économie de l’UE, seize dirigeants d’entreprises de la tech européenne leur ont demandé le 30 octobre « de ne pas adopter de mesure qui causerait un dommage matériel à la croissance économique, à l’innovation et à l’emploi en Europe« .

A ce stade, quel compromis a été trouvé par le Conseil ?

Les choses ne se présentaient donc déjà pas très bien depuis un moment pour les Français, qui soutiennent toujours fermement la proposition de la Commission. L’actuel ministre allemand des Finances Olaf Scholz (SPD) préfère plaider, depuis un moment déjà, pour un « taux d’imposition minimum mondial«  sur l’économie numérique, élaboré non pas à l’échelle européenne mais au sein de l’OCDE. Les discussions internationales sur ce sujet sont pourtant loin d’aboutir à un consensus : sans surprise, les États-Unis s’y opposent fermement. Les dirigeants du G20 ont par ailleurs affirmé en décembre qu’ils attendaient la présentation d’un rapport de l’OCDE d’ici 2020 pour poursuivre leurs négociations.

Lors de la réunion du Conseil des ministres de l’Économie du 6 novembre 2018, Bruno Le Maire a donc fait une première concession afin de garder l’Allemagne dans la barque. Berlin accepte alors qu’un accord sur la taxe « GAFA » soit adopté mais son entrée en vigueur ne deviendrait contraignante – et donc effective – qu’à partir de janvier 2021 et seulement « si la recherche d’un accord international échoue« , explique Olaf Scholz à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, le 12 novembre.

Finalement, la veille de la réunion du 4 décembre, Français et Allemands ont débouché sur un nouvel accord, soumis le lendemain à leurs homologues comme une « une base solide qui doit permettre de progresser dans la construction d’un accord européen« . Le texte encourage le Conseil à approuver la directive afin qu’elle entre en vigueur pour janvier 2021, mais uniquement dans l’éventualité où aucune solution internationale n’émergerait avant. La taxe européenne serait également supprimée dès l’obtention d’un accord international (clause de caducité), une position soutenue par les pays les plus réfractaires.

Enfin, Paris et Berlin ont convenu que le champ de l’application de la taxe soit restreint au champ de la publicité, réduisant nécessairement les recettes fiscales potentielles estimées à 1,3 milliards d’euros. Mais la possibilité demeure pour chaque État de l’élargir au champ initialement prévu (voir plus haut).

A ce stade, plusieurs pays sont encore susceptibles d’y mettre leur veto. Le représentant irlandais a ainsi déclaré qu’il « continue d’avoir des préoccupations concernant l’orientation que prend cette politique » et soutient toujours, comme ses collègues nordiques, une solution mondiale au sein de l’OCDE. La Suède n’est « pas à ce stade en mesure d’appuyer le texte » et le Danemark « n’a pas encore pris de décision« , de même que la Finlande qui n’est pas encore satisfaite de la seule réduction du champ d’application.

Les discussions se poursuivent donc – la Commission devrait faire une nouvelle proposition – et l’adoption a été repoussée à mars 2019 au plus tôt. Difficile donc pour la France de convaincre ses partenaires européens, même si ces derniers reconnaissent des discussions  « constructives« .

Les pays peuvent-ils adopter une telle taxe au niveau national ?

Bruno Le Maire a ainsi, le 4 décembre, « jugé qu’il était préférable de [se] mettre d’accord sur cette base pour éviter […] une somme de taxation nationale qui pourrait envoyer un signal désastreux sur l’unité européenne […] sur la question […] du numérique« , comme le craint également la Commission (voir ci-dessus).

Pour autant, face à l’enrayement des discussions européennes, plusieurs États membres ont déjà annoncé leur ambition d’adopter leur propre taxe.

Le Premier ministre Édouard Philippe a ainsi affirmé dans un entretien pour le journal Les Échos que la France allait mettre en place sa propre taxe dès 2019. « Cela devrait permettre de générer 500 millions d’euros de recettes, et ce niveau peut être atteint dès l’an prochain« , a-t-il ajouté.

Le gouvernement britannique a, seul, adopté fin octobre une taxe à hauteur de 2% pour 2020. Faute d’accord au Conseil, Madrid prendra des « décisions opportunes au niveau national« , a également prévenu Nadia Calviño, ministre de l’Economie. L’Italie souhaite également agir de son côté.

 

Un article publié par notre partenaire Toute l’Europe.