La pêche européenne à l’aune du Brexit est-elle menacée ?

Article rédigé par les étudiants du cours Citoyen, Droit et Politiques de l’Europe – Fondamental de Droit à l’ESSEC : Paul de Lapeyrière, Lara Garrido, François Sambron et Hortense Estignard avec Viviane de Beaufort

Le Royaume-Uni et l’Europe ont jusqu’au 1er Juillet 2020 (sauf report en raison de la crise sanitaire) pour statuer sur la question des zones de pêches réciproques. Le sujet aura un impact direct sur les marins pêcheurs européens qui réalisent environ 70% de leur activité dans les eaux britanniques. Cette activité est permise en vertu de la Convention de Londres sur la pêche signée en 1964 par le Royaume-Uni, la France, la Belgique, le Danemark, l’Espagne et sept autres signataires européens.

Le Brexit suspend à priori cet avantage aux pêcheurs européens: l’ accès aux zones de pêches sur la côte Atlantique et la mer du Nord. En février, une première menace s’esquisse avec l’accès aux navires français refusé dans les zones de pêches concédées par l’accord. Finalement des autorisations individuelles aux navires ont permis de reprendre leurs activités dans ces zones. Ces accords sont temporaires, en attente d’une négociation pour statuer sur l’exploitation de ces zones à l’avenir. Le Royaume-Uni affirme vouloir assurer une priorité aux pêcheurs britanniques en raison de sa qualité d’Etat “côtier indépendant”. Cette affirmation d’indépendance outre l’existence d’un accord européen marque une opposition aux principes au coeur même des fondations européennes : les principes d’effet direct et de primauté du droit européen. 

I- Apport et héritage de l’arrêt Factortame du 25 juillet 1991

Dès 1972, au moment où il rejoint la communauté économique européenne, le Royaume-Uni acquiesce aux principes du traité de Rome. La signature de ce dernier implique que tout Etat membre de la communauté accepte de transférer une partie de sa souveraineté au niveau européen (article 50 de ce TFUE). Concrètement, ce transfert de souveraineté se décline en deux principes majeurs. L’effet direct d’abord, introduit par l’arrêt Van Gend en Loos de 1962, octroie des droits et devoirs supranationaux aux citoyens des Etats membres ainsi qu’une obligation pour les cours nationales d’interpréter toute législation à la lumière du droit communautaire. Le second est le principe de primauté du droit européen sur les droits nationaux, entériné par l’arrêt Costa Enel de 1964.Ce principe se matérialise par l’éventuelle censure d’actes nationaux considérés comme contraires aux principes communautaires.

En 1988, la classe politique britannique, volontiers décrite dans les médias comme eurosceptique et conservatrice, adopte le Merchant Shipping Act qui se veut une modernisation du Merchant Shipping Act de 1894. Alors que ce dernier autorise les navires étrangers à naviguer et pêcher sur les eaux territoriales britanniques, le nouvel Merchant Shipping Act restreint drastiquement cette liberté en révisant notamment les modalités d’immatriculation des bateaux de pêches souhaitant battre pavillon britannique. Confronté au problème du « quota-shopping » – consistant pour un Etat membre à exploiter des navires de pêche sous pavillon d’un autre Etat membre afin de pêcher sur les quotas de ce dernier, sans qu’aucune retombée ne bénéficie à son économie et à ses marins -, le gouvernement britannique introduit de nouveaux critères d’immatriculation permettant ni plus ni moins d’handicaper toute activité halieutique entreprise par un citoyen non-britannique*.

Une société de pêche espagnole exerçant au Royaume-Uni, Factortame Ltd, voit la poursuite de son activité menacée par ce nouveau cadre . La CJUE, interrogée sur la compatibilité des dispositions du Merchant Shipping Act de 1988 avec les principes du droit européen, donne raison à la société Factortame contre l’Etat britannique et censure l’acte de 1988 .

II – La PCP à l’heure du Brexit : cause et enjeux de la négociation 

Lors de la campagne de 2016, les Brexiteers n’ont eu de cesse d’arguer que la souveraineté britannique sur ses eaux territoriales était violée par les Européens, et que seul le Brexit redonnerait de la prospérité aux pêcheurs britanniques. Ils visaient la PCP (Politique Commune de Pêche) dont le Royaume-Uni est partie prenante, comme principal ennemi à abattre pour les pêcheurs britanniques. Sans grande surprise, 92% des pêcheurs britanniques ont voté en faveur du Brexit en juin 2016!

La tension autour de cet enjeu est cependant contre intuitive, voire même étonnante. En effet, la pêche ne représente que 0,1% du PIB britannique mais a été mise en avant de manière disproportionnée dans le Brexit.

Le secteur de la pêche britannique se retrouve face à ses propres contradictions : les pêcheurs britanniques comptent sur le Brexit pour retrouver l’exclusivité sur l’abondance de poissons mais … leurs principaux marchés sont européens ! Or, l’imposition de droits de douane par le Brexit devrait mettre à mal les exportations britanniques sur le marché européen. Jean-Yves Le Drian rappelle ce paradoxe : « Les Britanniques écoulent plus de 70% de leur pêche sur le continent européen ! ».

Cependant, la pêche est l’un des principaux points de faiblesse de l’Union Européenne dans les négociations post-Brexit. En effet, la pêche européenne représente 30% du chiffre d’affaire des pêcheurs Français et ces taux sont de 50% de chiffre d’affaire pour les pêcheurs néerlandais, belges, danois ou irlandais. En moyenne les Européens pêchent dans les eaux britanniques pour 700 millions d’euros par an alors que les Britanniques pêchent dans les eaux européennes pas plus de 150 millions d’euros. Le député européen Pierre Karleskind résume le rapport de force : « Ils ont le poisson, mais nous, on le mange ». 

Les négociations sur la pêche doivent être clôturées pour le 1er juillet 2020. Le temps des négociations est donc extrêmement restreint. Le député européen Pierre Karleskind s’inquiète : « 5 mois pour négocier un tel accord, c’est du jamais vu ! Il va falloir discuter en un temps record des règles de pêche sur 100 stocks différents de poisson.». Les temps courts et la crise actuelle du coronavirus qui paralyse les négociations du Brexit, font redouter un échec et une absence d’accord sur ces enjeux cruciaux. La stratégie européenne reste cependant claire, il s’agit de faire peser tous les autres enjeux des négociations afin de négocier un accord fort sur la pêche, dans le cas contaire l’Union Européenne n’ouvrirait pas le reste de la négociation.  Les principaux désaccords restent forts et les négociations tournent autour de la quantité que le Royaume-Uni acceptera de garantir pour les bateaux européens et de la périodicité des renégociations de ces quotas. Boris Johnson veut une renégociation annuelle des quantités tandis que les Européens préfèrent une négociation pluriannuelle.

III- La PCP subit une crise liée à la raréfaction du poisson pour cause d’irrespect des quotas, et de la pêche illégale. 

Ce sujet est ancré dans les discussions européennes depuis plusieurs années déjà. Les navires de pêche industrielle vident les mers anglaises de leurs poissons. Les mesures protectrices prises par la commission à l’environnement, aux océans et à la pêche ne suffisent pas à endiguer la pêche industrielle européenne, irresponsable. L’Europe demeure incapable d’atteindre les objectifs fixés pour 2020. Si bien que 40% des espèces spécifiques dans une zone donnée font encore l’objet d’une surpêche. La protection des ressources maritimes doit faire l’objet d’une politique ambitieuse. La réunion des vingt-huit ministres de la pêche le 18 décembre 2019 a consacré l’incapacité de l’Europe à atteindre ses objectifs. « La surpêche en 2020 est illégale. Malheureusement, les ministres de la pêche ont choisi de ne pas respecter le droit de l’UE » résume Pascale Moerle de l’ONG Oceana. La Commission s’intéresse au volume, c’est-à-dire qu’elle ne différencie ni les espèces ni les volumes. Elle considère ainsi qu’en 2020, 95% de la régénération des stocks sera assuré. Les harengs et maquereaux sont inclus dans cette moyenne et influencent à la hausse la moyenne de la Commission. 

Le Conseil international pour l’exploration de la mer (CIEM) évalue les quantités de poissons par espèce et par zone. Ces experts font des recommandations, la Commission fait alors des propositions de quotas, base de négociations entre Etats membres. Les négociations sont rudes puisque les vingt-huit sont “tous sur le même poisson” résume un diplomate. Un haut-fonctionnaire européen explique que “deux grands principes régissent la politique commune de la pêche : la reconstitution des stocks et le bon fonctionnement du secteur économique de la pêche.” Principes incompatibles lorsqu’une espèce est menacée. Cette politique présente des incomplétudes: aucune pénalisation en cas de pêche de poissons dont l’arrêt de la pêche est préconisé par la CIEM si les filets rapportent des espèces menacées avec des espèces autorisées!

Le Brexit ajoute une nouvelle problématique dans ce débat puisqu’il met à mal toute la politique halieutique européenne. Si l’Europe ne trouve pas d’accord avec le Royaume-Uni, tous les pêcheurs européens se retrouvent sur la même zone. Les quotas de maîtrise du renouvellement de la ressource seraient mis à mal. L’élaboration des Tac (Taux autorisés de capture) et des quotas européens est très incertain puisque le futur périmètre des zones de pêche reste inconnu. L’objectif des négociations est d’assurer un préaccord pour la pêche dès le 31 juillet 2020. L’incertitude est complète et les ports européens, comme le port de Calais-Boulogne qui a investi 16 millions d’euros pour sa modernisation, n’ont d’autres choix que d’anticiper un accord où l’Europe à tout à perdre.