Extraterritorialité du droit américain : l’Europe face aux USA

21.12.2018 par Farid FATAH, Doctorant à l’université Paris I La Sorbonne, contributeur à  l’Institut Jacques Delors – Notre Europe

Revenue sur le devant de la scène en août 2018 avec la réimposition de sanctions contre l’Iran, la question de l’extraterritorialité du droit américain provoque des réactions au niveau européen. Quels en sont les enjeux ? Comment l’Europe tente-t-elle de réagir ?

Extraterritorialité du droit américain : l'Europe face aux Etats-Unis

Le logo du ministère de la justice américain. Source : Wikipedia.

L’extraterritorialité du droit américain

L’extraterritorialité du droit américain est la capacité que se donnent les Etats-Unis d’édicter des normes applicables à des personnes, physiques ou morales, non américaines. Elle s’illustre dans plusieurs domaines, notamment celui de la corruption internationale où les standards américains se sont imposés grâce à une application récurrente du Foreign Corrupt Practice Act (FCPA), adopté en 1977.

Celui-ci permet aux autorités américaines, notamment le Department of Justice (DOJ) et la Securities and Exchange Commission (SEC), de sanctionner des entreprises ayant commis des faits de corruption internationale pouvant se rattacher au pouvoir juridictionnel des Etats-Unis. Le lien peut être une cotation des actions de l’entreprise aux Etats-Unis, ou même un simple paiement en dollars.

Ce texte a permis aux Etats-Unis de sanctionner plusieurs entreprises européennes : Siemens en 2008, Technip en 2010, Alstom en 2014… En 2018, Sanofi a été contrainte de payer une amende d’environ 25 millions de dollars en 2018, au titre du FCPA. Titulaire d’actions cotées aux Etats-Unis, la société française a été accusée de corruption dans le cadre de plusieurs appels d’offres publics au Moyen-Orient et au Kazakhstan. Dernière affaire en date, Airbus serait sous le coup d’une procédure judiciaire américaine pour corruption, révèle Le Monde ce jeudi 20 décembre 2018.

Un outil diplomatique et économique

Appliquée aux sanctions économiques internationales, l’extraterritorialité est un outil juridique mais surtout diplomatique et économique sans commune mesure, dont seuls les américains sont détenteurs. De telles sanctions, assimilables à des mesures de guerre économique, doivent en théorie être prises au sein d’une organisation multilatérale comme les Nations unies (ONU). Le Conseil de sécurité de l’ONU peut notamment prendre des sanctions économiques contre un pays pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales.

Lorsque l’un des Etats adopte des sanctions économiques plus importantes que l’organisation, ces dernières peuvent alors être qualifiées de décisions individuelles de rétorsion, ou encore de contre-mesures. C’est précisément ce que font les Etats-Unis en décidant unilatéralement d’interdire aux autres Etats le commerce avec un Etat tiers, comme c’est le cas avec l’Iran aujourd’hui et comme ce fut le cas pour Cuba en 1996.

Des mesures contestables en droit

Les mesures prises par les Etats-Unis sont contestables au regard du droit international, à plus forte raison parce qu’elles comportent des mesures de sanctions « primaires renforcées » et « secondaires ». Les mesures primaires ne concernent que les nationaux de l’Etat qui les décident. Mais pour en renforcer l’application, l’Etat peut les étendre aux succursales et filiales étrangères contrôlées directement ou indirectement par une entreprise américaine. On parle dans ce cas de sanctions primaires renforcées ou étendues. Les sanctions secondaires visent à interdire à tout Etat ou toute personne quels qu’ils soient de commercer avec l’Etat sanctionné, sous peine d’être soumis aux mêmes sanctions. A ce titre, toute entreprise étrangère qui poursuit le commerce avec l’Etat sanctionné se voit exclue du commerce américain et par conséquent du commerce international.

Vis-à-vis de l’Iran, les sanctions primaires et secondaires des Etats-Unis affectent directement la souveraineté de tous les Etats tiers. Y compris des entités supranationales comme l’Union européenne, contraints de respecter des sanctions qu’ils n’ont pas décidées et qui sont parfois contraires à leurs intérêts.

Peu connectées aux marchés financiers internationaux et au dollar, les petites et moyennes entreprises (PME) d’Etats tiers pourraient, en théorie, commercer avec l’Iran et avec tout pays sous sanctions extraterritoriales américaines. Mais elles sont limitées par plusieurs problématiques juridiques et contraintes techniques, à commencer par la gestion des flux financiers et des paiements.

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Quelle réaction européenne ?

A cet effet et en réaction à la réimposition des sanctions secondaires des Etats-Unis sur l’Iran, l’Union européenne a annoncé envisager un mécanisme de paiement par compensation au sein d’un véhicule de financement dit « SPV ». Ce montage financier isolerait tout lien avec le système monétaire américain, de sorte à n’exposer aucune transaction aux sanctions américaines. Si cette voie de financement voit le jour, elle pourrait, à terme, permettre aux entreprises européennes de poursuivre librement des échanges commerciaux avec l’Iran. Toutefois, elle semble aujourd’hui sans grande portée : pour conserver leur rôle dans le commerce international, les entreprises européennes ont jusqu’à maintenant préféré se conformer aux sanctions américaines.

Par ailleurs, l’Union européenne a modifié son règlement de blocage lancé en 1996. Elle laisse ainsi les entreprises européennes devant le choix de se conformer au droit américain en se plaçant en violation du règlement, ou d’être en violation au droit américain et d’être protégées par le droit de l’Union européenne. Mais de nouveau, toutes les multinationales européennes ont choisi la première option. Outre une potentielle amende par une juridiction répressive ou une autorité administrative, elles redoutent un désintérêt des investisseurs américains ou étrangers (qui peuvent constituer une part de leur actionnariat important) et l’isolement du système économique et monétaire américain.

Existe-t-il une extraterritorialité européenne ?

Par ailleurs, certaines affaires ont pu être interprétées comme des illustrations d’une extraterritorialité européenne. La Commission européenne a ainsi bloqué des opérations de fusions américaines importantes, parmi lesquelles celle de General Electric avec Honeywell en 2001. Dans cette affaire, l’exécutif européen, conforté par le tribunal de l’Union européenne, avait considéré que la fusion de ces deux importants acteurs de l’industrie aéronautique aurait eu pour effet de renforcer la position dominante du nouvel ensemble. Une situation qui aurait pu entraver plusieurs marchés de réacteurs et de turbines.

De telles actions n’ont pu toutefois être effectuées que parce qu’elles avaient une influence directe sur le marché européen et la concurrence européenne. Lorsque des décisions sont rendues à l’encontre d’entreprises étrangères, elles le sont au même titre qu’à l’encontre des entreprises européennes, sans traitement différencié. Et elles ne prévoient ni sanctions primaires étendues ni sanctions secondaires. L’effet en est donc limité, proportionné et conforme au droit international.

https://www.touteleurope.eu/actualite/extraterritorialite-du-droit-americain-l-europe-face-aux-etats-unis.html

Rapport : L’EUROPE FACE AUX SANCTIONS AMÉRICAINES, QUELLE SOUVERAINETÉ ?

POLICY PAPER N°232 du 23 OCTOBRE 2018 ,co-auteurs: MARIE-HÉLÈNE BÉRARD, , FARID FATAH,  PASCAL LAMY, LOUIS SCHWEITZER, PIERRE VIMONT,

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