« Cachez ce budget que je ne saurais voir !… » – Fondation Robert Schuman

Alain LAMASSOURE, 14 octobre 2019

C’est le cri muet des dirigeants nationaux à propos du budget communautaire. Comme si prendre des décisions leur était déjà tellement pénible, qu’envisager leur financement était au-dessus de leurs forces. À chaque nouveau traité, jaloux de leur pouvoir, ils veillent à se réserver le monopole de décision sur les recettes et le contrôle absolu des dépenses : en enfermant le budget annuel dans un cadre pluriannuel dont il est le seul maître, le système permet à chacun de chercher à maximiser les « retours » de sa contribution nationale. Après avoir apporté son écot, chacun tend la sébile aux vingt-sept autres. C’est une négociation dont le grand absent est l’intérêt européen.

Celle du cadre actuel 2014-2020 a de quoi laisser un goût amer. Conduite en décembre 2013, au moment où David Cameron était en pleine crise de mysticisme eurosceptique, elle a vu Berlin et Paris s’abriter piteusement derrière Londres pour justifier une baisse en volume du budget européen au moment où les besoins nouveaux explosaient. Arrivé à la tête de la Commission dix mois plus tard, Jean-Claude Juncker a découvert qu’il n’avait pas un euro vaillant pour relancer l’investissement à long terme, pas plus que pour financer les engagements climatiques de la COP 21, ou la maîtrise des flux migratoires : il était condamné pour toute la durée de son mandat – et la moitié de celui de son successeur ! – à dépenser moins de 1% du PIB, tout en assurant à chaque État membre le « chèque » qui lui était promis au titre du fonds de cohésion (pays de l’Est et du Sud), de la politique agricole commune (France, Italie, Irlande) ou de « l’abattement britannique. » (Royaume-Uni, mais aussi Allemagne, Pays-Bas, Suède, Danemark, Autriche). Entre-temps, David Cameron a abandonné la vie politique, le Royaume-Uni nous a quittés, mais il n’est venu à l’idée de personne de revenir sur les coupes budgétaires qu’il avait exigées.

La négociation du prochain cadre financier pour 2021-2026 s’est engagée en décembre 2018. Peut-on espérer que ce « doux dédain » pour les chiffres de la part de leurs majestés sommitales du Conseil européen commencera à être ébranlé ? La saison de campagne électorale, les surenchères populistes bruyantes de certains dirigeants, l’overdose fiscale inédite exprimée en France même par les « gilets jaunes » n’incitent guère à l’optimisme. Mais derrière les postures de matamore et les vociférations des réseaux sociaux, il y a l’obstination des faits, la revanche du réel sur la post-réalité.

Et le bon sens populaire. Tous les sondages le confirment. La cause est entendue : pour faire face aux défis du XXIe siècle, l’Europe unie est mieux armée que chacun de ses États muré dans son splendide isolement. Plus aucun parti ne réclame de sortir de l’Union depuis que le Brexit s’est transformé en piteux naufrage du royal Titanic avec à bord toute la classe politique britannique. Quand il s’agit de lutter contre le terrorisme, d’assurer la sécurité intérieure et extérieure de l’Europe, de taxer les multinationales là où sont générés leurs profits, de lutter contre le réchauffement climatique, de rester dans la course au progrès scientifique et technique, l’opinion publique plébiscite l’intervention de l’Union, et même une partie des députés les plus eurosceptiques n’ose pas voter contre. Certes, le mot « migrations » bloque les neurones des élus au pouvoir à l’est et des élus d’opposition à l’ouest, mais leurs électeurs ne sont pas dupes de l’impuissance des polices nationales devant un phénomène massif appelé à durer.

Les dirigeants en sont plus conscients qu’ils ne veulent l’avouer. Si l’augmentation du budget communautaire reste un tabou, on voit fleurir depuis quelques années des budgets satellites, consacrés à des actions nouvelles rendues nécessaires par l’urgence. Le tableau ci-joint dressé par la commission des Budgets du Parlement européen en illustre la cosmographie. À côté de la vieille lune du Fonds européen de développement, on a vu ainsi apparaître le Fonds de stabilité financière, le Mécanisme européen de stabilité, deux fonds spécifiques pour la Grèce, le Fonds pour les investissements stratégiques dit plan Juncker, les fonds fiduciaires pour les réfugiés de Syrie, du Liban, de Jordanie, de Turquie, un autre fonds fiduciaire pour la prévention des migrations décidé à La Valette, le fonds climat, la facilité de prêts aux pays non euro, le fonds pour la recherche et le fonds pour l’industrie de la défense… N’en jetez plus !

Si nos Harpagon multiplient ainsi leurs cassettes, c’est un début de remède à leur constipation chronique. L’étape suivante devrait être d’en faire la somme, et d’en déverser le contenu dans un seul coffre, le bon vieux budget communautaire. En s’y opposant, ils ne font que mener un combat de retardement condamné à l’échec : tant qu’à mobiliser l’argent nécessaire, la clarté de la gestion, l’économie des moyens et la nécessité du contrôle démocratique par la voie parlementaire plaident évidemment pour le principe de l’unité budgétaire. Évidemment et, j’ose dire, irrésistiblement
– même si, dans l’histoire européenne, la résilience des obstinations gouvernementales se compte plus souvent en décennies qu’en lunaisons.

D’AUTRES SIGNES LAISSENT PENSER QUE LE DOSSIER MÛRIT.


L’insistance française à réclamer un budget spécifique à la zone euro a fini par être couronnée de succès au Conseil européen de décembre 2018, malgré le peu d’enthousiasme de Berlin et les réticences fortes du tout nouveau « club hanséatique » qui rassemble nos partenaires nordiques. L’intérêt n’est pas tant dans l’instrument lui-même – depuis le départ du RoyaumeUni, tous les États membres ont vocation à rejoindre l’euro. Il réside dans la justification donnée par la France et acceptée par ses partenaires : une zone monétaire ne peut pas se passer d’un outil budgétaire commun de taille significative. À plusieurs reprises, Emmanuel Macron a évoqué un montant de l’ordre de « plusieurs points de PIB », alors que le budget communautaire, au sein duquel sera inscrite la ligne « zone euro », est scotché à 1% depuis un quart de siècle. Obsession litanique du Parlement, le problème de l’ordre de grandeur du budget européen est désormais posé au plus haut niveau du Conseil.

De même, autre sujet soulevé par le Parlement, la nécessité de créer de nouvelles ressources propres n’est plus contestée du côté des gouvernements. Là encore, il faudra s’armer de patience. Les propositions mises sur la table par la Commission européenne – taxe sur les plastiques, imposition harmonisée des entreprises – n’en sont qu’au stade des débats de principe et leur aboutissement exigerait l’équivalent d’un nouveau traité (décision du Conseil à l’unanimité, avec ratifications nationales). Mais la perspective de voir les contributions nationales, ressource prédominante actuelle, accrues mathématiquement par le départ du riche contributeur britannique, stimule l’imagination des grands argentiers pour la recherche de solutions alternatives.

Il n’en reste pas moins qu’ouvrir le débat de fond du budget européen exigera des gouvernants un courage proche de l’héroïsme. Deux recommandations peuvent les y encourager

La première, c’est de remettre en cause le carcan aveugle qu’est devenu le cadre pluriannuel. Pourquoi voter des plafonds de dépenses par grandes politiques pour une période de sept ans, qui ne correspond pas au calendrier politique, et qui dépasse les capacités de prévision des meilleurs experts ? Figer maintenant les priorités européennes pour toutes les années 2020 serait tout simplement une bêtise. Dans nos budgets locaux comme dans nos budgets nationaux, nous savons assurer le financement durable de politiques de longue haleine sans porter préjudice à la réactivité plus que jamais nécessaire dans un temps de hautes incertitudes.

Seconde recommandation : poser le principe de constance budgétaire. Et le démontrer par des chiffres. L’Europe doit se bâtir à coûts constants, toutes choses égales par ailleurs. Si le principe de subsidiarité est bien appliqué, 1 euro de plus dépensé « à Bruxelles » doit épargner plus de 1 euro au niveau national ou local pour une efficacité supérieure. Une étude récente faite par le service de recherche du Parlement européen portant sur les six principales agences européennes créées pour superviser le marché intérieur a évalué à plusieurs centaines de millions d’euros les économies générées par ce transfert de compétence des États vers l’Union. La Cour des comptes européenne est prête à travailler en réseau avec ses homologues nationaux pour rendre systématiques de telles études d’impact. La première devrait porter sur le corps de garde-frontières européen : la mutualisation des moyens et le déploiement, par exemple, de policiers venus de l’ouest et du nord dans les pays du sud et du sud-ouest devrait améliorer considérablement le rapport coût-efficacité dans la protection des frontières. L’Europe recommencera à être populaire quand on pourra dire que l’Union, c’est plus de sécurité et moins d’impôts.

https://www.robert-schuman.eu/fr/doc/questions-d-europe/qe-531-fr.pdf